Lancer l’alerte, c’est choisir le bien public avant sa sécurité personnelle
Cette semaine, nous vous partageons la lecture passionnante des mémoires d’Edward Snowden, publiées simultanément à la mi-septembre dans le monde entier.
Ce livre dense retrace le parcours d’Edward Snowden, hacker cérébral et brillant devenu ingénieur système à la NSA. En 2013, Snowden décidait de révéler au grand public l’existence d’un système de surveillance massive des citoyens américains que la communauté du renseignement avait mise en place en toute impunité dans les États-Unis d’après le 11 septembre.
Edward Snowden a 36 ans aujourd’hui, il vit en exil à Moscou, où il fit escale en 2013 pour l’Équateur qu’il n’a jamais pu rejoindre, rare pays à envisager de l’accueillir après que les États-Unis ont demandé son extradition. Voilà six ans qu’il poursuit son existence dans la capitale russe, il s’est marié à celle qu’il a rencontrée lorsqu’il avait 22 ans, et travaille à distance avec la Freedom Press Foundation, une ONG sur la liberté de la presse.
Ce livre se veut une biographie, qui prend ainsi soin de démarrer son récit avec une évocation de l’enfance, et de la lignée familiale de Snowden, assez emblématique d’une certaine composante de la société américaine attachée au service public, gravitant autour de la défense et du renseignement. C’est aussi un exposé largement technique de ce qu’est l’appareil de surveillance divulgué par Snowden. Les solides développements qu’il consacre à son expérience de l’informatique, du piratage de ses années d’adolescent précoce, puis l’exposé rigoureux des fonctions successives qu’il a occupées comme contractuel ou collaborateur de la NSA sont là pour nous faire apprécier concrètement le système qui se met en place, et sa dimension programmatique, en parallèle de l’arsenal juridique qui vient contredire les libertés civiles et plusieurs amendements de la constitution américaine.
C’est aussi le récit personnel que nous venons chercher de ce très jeune homme qui réalise progressivement qu’il contribue activement à violer le serment qu’il a prêté jadis sur la Constitution, dans une dérive irréversible de cette communauté du renseignement au sein de l’État américain. Snowden nomme très justement cette incohérence morale qui voit la politique de lutte contre la terreur s’emballer après le 11 septembre 2001, devenant plus puissante que la terreur proprement dite ; les plus puissantes agences d’Etat se retrouvent à organiser cliniquement la surveillance a priori de citoyens innocents, simplement parce que la possibilité technologique se présente. Ces questions sont aujourd’hui mieux cernées, et l’on mesure alors l’apport considérable que les révélations de Snowden ont représentées en six ans.
Pourtant, ce livre résonne encore aujourd’hui avec le décalage actuel entre le pragmatisme technologique et la capacité de la loi à l’assimiler et le modéliser, que l’auteur pointe en fin d’ouvrage, à propos de technologies prétendument prédictives dont il estime qu’elles ne sont rien moins que de la manipulation.
S’il ne fallait garder toutefois qu’une bonne raison de se lancer dans cette lecture, c’est assurément pour comprendre, dans un récit vif voire palpitant, le cheminement intellectuel et humain de cet homme brillant et idéaliste qui a fait passer la vérité, le bien public, et les valeurs démocratiques pour lesquelles il s’est engagé avant sa sécurité et son bonheur personnels. Comme il l’écrit lui-même, chacune de ses expériences de vie antérieures le prédestinent en quelque sorte à devenir le lanceur d’une alerte d’envergure mondiale qu’il est devenu. Snowden mobilise ainsi avec cohérence son goût de la solitude, sa culture du secret et de la dissimulation du fait de ses choix professionnels successifs, sa nostalgie de l’Internet des débuts, dont il rappelle combien il était un espace de liberté, d’anonymat et de bienveillance. Mémoires vives est tout à la fois le récit d'une prise de risque inouïe et celui d'une vie organisée avec une rigueur et une intégrité morales sans faille.
Edward Snowden, Mémoires vives, traduit de l’américain par Étienne Ménanteau et Aurélien Blanchard, Seuil, 2019.