Pierre Déchelotte : « Une complication peut faire mourir Sentsov d’un jour à l’autre »
Professeur de Nutrition, Pierre Déchelotte est le chef du Département de Nutrition au CHU de Rouen et de l’Unité de Réhabilitation Nutritionnelle à l’hôpital Croix-Rouge de Bois-Guillaume. Il dirige aussi l’unité de recherche INSERM/Université de Rouen 1073 et est spécialiste des troubles alimentaires et de la dénutrition.
La médecine sait-elle traiter les cas de grève de la faim, qui sont relativement rares ?
Les cas de dénutrition extrême — qui ne sont pas toujours des grèves de la faim — sont relativement bien documentés. Il y a eu les rescapés des camps de concentration nazis, tout d’abord. Dans leur cas, la tolérance à la dénutrition a été mauvaise car il y avait des facteurs supplémentaires de stress : le froid, les infections, les souffrances endurées… Puis, au début des années 1980, on a connu le cas des militants de l’Armée Républicaine Irlandaise (IRA), notamment celui de Bobby Sands, décédé après 66 jours de grève de la faim. J’ai par ailleurs eu l’occasion de suivre des grévistes de la faim. En 2005, j’ai suivi un groupe de sans-papiers en attente de régularisation. Plus récemment, je me suis occupé de plusieurs membres du personnel de l’hôpital psychiatrique du Rouvray, en grève de la faim pour protester contre des suppressions de postes. Sans être complètement superposable, la situation d’un gréviste de la faim à un stade très avancé partage certaines similitudes métaboliques avec les cas extrêmes d’anorexie mentale que nous avons hélas trop souvent à prendre en charge.
D’après les informations recueillies par l’avocat d’Oleg Sentsov et par la militante des droits humains Zoïa Svetova, Oleg Sentsov, pour éviter d’être nourri de force, a accepté de prendre quelques cuillers par jour d’un substitut alimentaire. Il reçoit également du glucose et des vitamines par perfusion. Ceci explique-t-il qu’il soit encore en vie après 110 jours de privation ?
Sans doute. Le délai de survie moyen d’une grève de la faim totale est de 45 à 60 jours. Qu’il soit encore en vie est sans doute lié à ces apports nutritionnels, même s’ils sont minimes. Le Nutridrink est un complément nutritionnel ; même s’il en prend très peu, ce sont toujours quelques précieux grammes de glucides qui préservent le cerveau du coma hypoglycémique. Les perfusions de potassium, de phosphore, de vitamines, de même que l’hydratation [il boit plusieurs litre d’eau chaque jour] sont également essentiels, car elles le préservent à court terme et limitent les gros dégâts de type arrêt cardiaque. Ses apports alimentaires sont donc extrêmement faibles, mais on peut dire que l’organisme s’adapte au maximum à la restriction. Il se met comme en hibernation, avec un métabolisme très ralenti, en donnant priorité aux besoins vitaux minimums du cœur et du cerveau. En fonction du stock d’énergie et de protéines de départ (si le patient était un peu en surpoids par exemple, ou très musclé) dans lequel il continue de puiser, et de tout petits apports qui évitent un accident brutal, une survie prolongée est possible, mais pas indéfiniment bien sûr. Etre encore en vie après 110 jours est déjà exceptionnel.
Ses organes, comme les reins ou le cœur, peuvent-ils tenir longtemps ?
Les reins, s’ils sont hydratés, fonctionnent à vide, mais fonctionnent. C’est quasiment de l’eau claire qui y passe, car il n’y a pas beaucoup de déchets à éliminer, mais il n’y a pas de risque immédiat. Le danger est bien plus important pour le cœur. Les muscles du cœur, comme ceux du reste du corps, fondent petit à petit. Il n’est pas rare que la capacité cardiaque se retrouve à 20 ou 30 % de la normale. Pour que le cœur ne flanche pas, il faut absolument de la vitamine B1, qu’il reçoit apparemment, mais également du sélénium, un oligoélément fondamental. La carence en sélénium s’installe assez rapidement dans les dénutritions sévères. Je ne serais pas surpris qu’il n’y ait pas beaucoup de sélénium dans ses perfusions, car c’est souvent l’oublié de ce type de procédure. Une carence profonde en sélénium peut donner une myocardiopathie c'est-à-dire une incapacité du cœur à se contracter suffisamment pour propulser le sang dans les artères, avec tous les risques vitaux que cela peut entraîner.
Combien de temps peut-il tenir tout en continuant sa grève de la faim ?
Pour répondre précisément, il faudrait faire une évaluation clinique de sa masse musculaire et de sa masse grasse, ce qui donnerait une idée du stock dans lequel il peut encore puiser. Même s’il partait de relativement haut [90-95 kilos lorsqu’il était en liberté, 84 kilos au début de sa grève de la faim] 110 jours, ça commence vraiment à faire beaucoup. Même avec de la chance, cela ne peut continuer que quelques jours, peut-être semaines, mais pas davantage. Sa situation devient de plus en plus précaire. Le risque réside surtout dans le fait que l’organisme est devenu très fragile. S’il attrape le moindre virus, ou une infection bactérienne, par exemple par le cathéter de la perfusion, ce sera très dangereux. Car une infection nécessite de puiser dans ses réserves pour activer les défenses immunitaires, or il n’a plus de réserves ! Une chute, le froid, tout stress physique ou stress psychologique intense, peuvent aussi faire basculer l’équilibre très précaire dans lequel il se trouve, et entraîner le décès, d’un jour à l’autre. Actuellement l’organisme « fait le dos rond » et tourne au ralenti, mais tout évènement imprévu peut précipiter une dégradation rapide. L’environnement extrême du point de vue climatique, au dessus du cercle arctique, les conditions d’hygiène et de confort d’une colonie pénitentiaire, peuvent ajouter du risque. L’hiver représente un vrai danger puisque j’ai appris qu’actuellement il fait 3°C le matin à Labytnangui.
Serait-il risqué, comme l’ont évoqué les autorités pénitentiaires, de le nourrir de force ?
La nutrition entérale, par sonde directement placée dans l’estomac, fonctionne habituellement très bien pour assurer la renutrition ; elle « casse » donc la grève de la faim. Mais si cette technique est employée sans précautions quant au choix et à la dose de l’alimentation, à l’administration des vitamines, oligoéléments, du potassium et du phosphore, en particulier, cela peut être très dangereux. Une renutrition forcée mal conduite peut tuer une personne en 24 heures en dépassant brutalement les capacités d’adaptation de l’organisme, en particulier du foie et du cœur.
Et une renutrition volontaire ou acceptée par Oleg Sentsov ?
Heureusement, la récupération est possible, mais lente et délicate. L’après-grève de la faim doit être géré avec beaucoup de précautions, en particulier pour ne pas trop solliciter brutalement les organes très affaiblis comme le cœur et le foie. Il faut pratiquer la renutrition très progressivement, donner des quantités importantes de vitamines, de sélénium, de phosphore, avant même le début de la renutrition, et surveiller le patient de très près, sur le plan clinique et biologique, plusieurs fois par jour, pour éviter ce qu’on appelle le syndrome de renutrition inappropriée (refeeding syndrome). A la sortie des camps de concentration, certains malheureux prisonniers se sont jetés sur tout ce qu’on leur proposait généreusement à manger et sont morts en quelques jours à cause du décrochage des organes vitaux. Le cœur n’arrivait pas à faire face à la dépense d’oxygène, à la production de gaz carbonique, à la relance brutale du métabolisme. Ce sont des choses dont nous avons maintenant bien l’habitude dans les cas d’anorexie mentale très sévères. Tout peut sembler apparemment normal sur les prises de sang, car tout est diminué en proportions, mais dans les douze heures qui suivent le début de la perfusion de glucose, le phosphore et le potassium peuvent s’effondrer complètement si l’on n’anticipe pas la situation. Il faut parfois donner des doses dix fois supérieures aux doses habituelles. En effet, brusquement l’apport de nourriture, en particulier de sucre, fait redémarrer le métabolisme et l’adaptation doit se faire d’heure en heure. Il s’agit donc de soins très spécialisés, souvent en service de réanimation les premiers jours, qu’on ne peut pas faire de manière sécurisée dans un centre non équipé et sans un laboratoire de biologie sur place, pour faire les contrôles plusieurs fois par jour. Bref, s’il est libéré, il faut souhaiter qu’Oleg Sentsov puisse être mis dans un avion immédiatement et transféré pour être traité dans un centre spécialisé.
Propos recueillis par Michel Eltchaninoff pour Les Nouveaux Dissidents