Rendez-vous avec Árpád Schilling
Árpád Schilling, metteur en scène hongrois, internationalement reconnu mais considéré comme un ennemi public par le gouvernement de Viktor Orban, vient de quitter son pays. Parrain du festival « Un week-end à l’Est » qui met actuellement la Hongrie sur le devant de la scène culturelle parisienne, il sera au théâtre de l’Odeon lundi pour une soirée consacrée aux « indésirables ». Petite rencontre avant l’heure…
Que vous inspire le mot « dissidence » ?
Pour moi le mot « dissidence » signifie créer une distance, prendre « une bouffée d’air frais », se mettre en situation d’observer la complexité des choses. Il y a un moment où je faisais partie de quelque chose et puis j’en suis sorti.
De quoi êtes-vous donc « sorti » ?
Je suis sorti d’un système que je ne pouvais plus supporter. Il y a le système politique mis en place par Viktor Orban, avec son arsenal législatif, la nouvelle Constitution, la mainmise sur les médias, sur les universités et le système culturel, la réécriture de l’histoire. Mais il y a aussi mon milieu professionnel, celui du théâtre, devenu opportuniste, complaisant avec le pouvoir. Et il y a enfin un manque de solidarité à tous les niveaux de la société hongroise.
Comment est-ce que cela s’est traduit pour vous ?
Ces dix dernières années, j’ai tenté avec ma compagnie « Krékator », d’œuvrer au changement en Hongrie. Nous avons travaillé dans les provinces du pays en collaboration avec les habitants pour sensibiliser à des sujets comme la corruption, le racisme, la pauvreté. Mais ces initiatives n’ont pas changé grand-chose et m’ont isolé. Ma fondation a été soumise à des audits fiscaux kafkaïens, on nous a retiré nos soutiens financiers. Je me suis senti très seul et sans aucun soutien de la part de la profession. J’avais le sentiment de devenir amer, dur, distant. J’ai deux jeunes enfants et je ne voulais pas leur montrer ce visage. Cet été, j’ai donc décidé de quitter mon pays pour la France. Ce fut une décision spirituelle, intellectuelle, humaine. J’ai une conscience politique et une idée de mon métier que je ne voulais pas trahir.
Vous étiez seul ? Il n’y donc pas d’opposition en Hongrie, aucune forme de dissidence ?
Il n’y a pas grand monde… Seulement quelques initiatives, des individus qui manifestent par-ci par là, qui essayent de protéger l’environnement, de défendre les droits humains. Mais ils sont très peu nombreux et n’ont pas de soutien. Dans le milieu intellectuel, c’est le règne de l’apathie. La génération d’avant Orban a vieilli et ne se manifeste pas beaucoup. Chez les jeunes, le pouvoir en place exerce un très fort magnétisme. Les petites associations se battent contre les plus grosses pour arracher une subvention, une visibilité. Il y a des conflits internes partout. La société civile ne réagit pas assez vite à ce qui lui arrive, du coup elle s’enferme sur elle-même. Si vous êtes invité à une conférence et qu’au dernier moment le sujet dérange, on vous annule. Les gens vous répondent qu’il ne faut pas faire de scandale, que ce n’est pas grave, qu’il y a d’autres problèmes dans le pays. Le temps de réagir, la page est déjà tournée. Ce qui me choque le plus aujourd’hui, c’est ce manque de solidarité pour faire bouger les lignes, pour dire « Non » ensemble. C’est terrible parce que je pense qu’à un moment, nous avions la réelle possibilité de refuser ce qui nous arrive.
Qu’allez-vous faire maintenant ? Quelle direction donnez-vous à votre travail ?
J’ai beaucoup de projets à l’étranger. Je continue à observer la Hongrie avec un certain désespoir. Mais je souhaite aussi élargir mes horizons, comprendre ce qui se passe en Europe, aux Etats-Unis, en Afrique du Sud. J’ai besoin de comparer, d’apprendre quelque chose. Je constate une propagation du « virus » et quand je dis « virus », je pense à une forme « primitive » de pensée, à un enfermement, à une peur de la complexité du monde. Je prépare ma prochaine pièce qui sera jouée en décembre à Zagreb. Elle s’intitule « Pension Eden ». C’est l’histoire d’une communauté, heureuse, tant qu’elle reste ignorante. Je questionne la responsabilité de l’individu au sein de cette communauté. C’est une provocation, bien-sûr et c’est le sens que je donne à mon travail. Malgré tout je reste « optimiste », j’ai deux enfants et une nouvelle génération va prendre la relève.
Propos recueillis par Flore de Borde.