« Nous avons peur, mais il faut vaincre la peur »
Milton Hatoum, l’un des écrivains brésiliens les plus reconnus dans son pays, nous propose son éclairage sur l’élection de Jair Bolsonaro et sur ses conséquences.
Pensez-vous que l’élection de Jair Bolsonaro soit une menace pour la démocratie au Brésil ?
On peut relativiser cette menace car les institutions démocratiques fonctionnent tout de même convenablement au Brésil. Cependant, la victoire de Bolsonaro est une catastrophe pour les minorités, les femmes, les droits de l’homme, et aussi pour les valeurs de la démocratie car Jair Bolsonaro ne les respecte pas. C’est quelqu’un qui a fait l’éloge de la dictature et de ses bourreaux. Il projette par ailleurs d’annexer les terres des Indiens Yanomami, situées dans la forêt tropicale au nord du Brésil, parce qu’elles sont d’une grande richesse, grâce à l’exploitation de la forêt bien sûr, mais aussi à celle de mines d’or. En fait, il veut intégrer de force les Yanomami dans la société brésilienne afin qu’ils perdent leur territoire, leurs droits, leur culture, et qu’ils ne soient plus reconnus comme un peuple à part entière. Ceci reviendrait à les réduire à la misère car les Yanomami seraient incapables de s’adapter au mode de vie occidentalisé du Brésil. C’est sinistre et désespérant.
Voyez-vous des formes de dissidence s’activer au sein de la société civile brésilienne, des intellectuels, des artistes, des associations s’organiser pour exercer une contestation ?
Tout à fait. Déjà avant les élections, beaucoup d’individus et de groupes se sont élevés contre Bolsonaro et la politique d’extrême droite qu’il représente. Des artistes, des écrivains, des peintres, des universitaires, des éditeurs ont manifesté leur farouche désaccord, ce qui présage d’une opposition très énergique.
S’il se trouve face à une telle opposition, pouvez-vous anticiper le type de répression qu’il mettra en place ?
Je crois qu’elle sera très rude. Nous avons peur, mais il faut vaincre la peur. J’ai vécu sous l’ancienne dictature, celle des années 1965-1985, j’ai déjà fait cette expérience, et il y avait aussi une opposition très déterminée. Je crains que la répression à venir soit sévère et arbitraire. Bolsonaro est entouré par des militaires, et parmi eux, le général Hamilton Mourão, qui est devenu le vice-président. C’est un homme qui se prétend de droite mais pas d’extrême-droite, qui a une vision géopolitique, contrairement à Bolsonaro qui est un rustre et un ignare. Il se peut qu’il y ait une fissure, une grande tension entre eux. Et je crois que tout est possible, comme par exemple que le gouvernement de Bolsonaro s’écroule. Malgré tout, la grande différence entre le Brésil et un pays comme la France, c’est que vous disposez d’une vraie droite républicaine, qui s’appuie sur une solide construction historique, contrairement à nous, où beaucoup d’hommes politiques sont encore nostalgiques de la dictature militaire.
A titre personnel, comment entendez-vous réagir ?
Dans de tels moments, la mobilisation, l’activisme sont essentiels, pour tous ceux qui refusent un processus totalitaire. Face à l’oppression, il faut s’attendre à de l’insoumission, c’est certain. Il faut exorciser la peur et le silence. Nous vivons un moment très grave et il faut aller de l’avant. Pour ma part, j’enseigne, je donne des cours dans les banlieues pauvres, à la fois dans les écoles publiques et dans les écoles privées. Je crois aux vertus de l’enseignement, à la formation des esprits, c’est mon seul espoir. À ces jeunes, je parle de littérature, de la littérature classique brésilienne qui questionne les contradictions de la société brésilienne et qui ouvre sur la dimension non seulement sociale mais aussi symbolique et historique.
Milton Hatoum est en 1952 à Manaus, au nord-ouest du Brésil, dans une famille issue de l’émigration libanaise, d’un père musulman chiite et d’une mère chrétienne maronite. De par ses origines, il se définit comme un « pur produit du métissage brésilien ». Après ses études, il vient vivre en Europe, à Paris, à Barcelone, au début des années 1980. Puis il enseigne la littérature à Berkeley aux États-Unis, et ensuite à l’Université fédérale de l’Amazonas. Considéré comme l’un des écrivains les plus importants du Brésil avec notamment la publication de Récit d’un certain Orient (Seuil 1993), Deux frères (Seuil 2003), ou encore La Ville au milieu des eaux (Actes Sud 2018), il est aussi traducteur de Gustave Flaubert, Marcel Schwob, Edward S. Said. Son œuvre a reçu de nombreux prix littéraires et elle est traduite dans une douzaine de langues.
Propos recueillis par Estelle Lemaïtre