Israël : vers la dérive autoritaire ?
Benjamin Netanyahou a remporté, une fois de plus, les élections législatives israéliennes du 9 avril dernier. Quelles sont les clés de son succès ? Quelles formes de contestation son action a-t-elle fait naître ? Nous avons demandé son éclairage à Jean-Pierre Filiu, politologue et professeur des Universités en histoire du Moyen-Orient à Sciences Po, qui a décrit dans son dernier ouvrage* le processus de régression démocratique orchestré par Benjamin Netanyahou à la tête du gouvernement de l’Etat hébreu.
La réélection de Netanyahou constitue-t-elle une menace pour la démocratie en Israël ?
La campagne pour les élections législatives du 9 avril a été à la fois la plus médiocre et la plus virulente de l’histoire de la démocratie israélienne. Les questions de fond ont été très largement évacuées au profit d’attaques personnelles et de polémiques outrancières, amplifiées par les réseaux sociaux. Netanyahou, au pouvoir depuis 2009, n’a reculé devant aucun amalgame pour disqualifier son rival Benny Gantz, qui fut pourtant son chef d’Etat-Major. La reconduction du Premier ministre avec une majorité de 65 députés sur 120 vaut consécration de la politique de droite dure suivie depuis de longues années. Elle s’aggrave de l’intégration à la coalition pro-gouvernementale des représentants du mouvement raciste Force juive, héritiers revendiqués de Meir Kahane (1932-90), dont les partisans étaient jusque là exclus du jeu institutionnel. En outre, Netanyahou, menacé par une triple procédure d’inculpation pour corruption, sera tenté de faire adopter une législation le protégeant contre toute procédure judiciaire. Cela ne peut qu’accentuer la dérive en cours, que j’ai caractérisée dans le titre de mon essai : « Main basse sur Israël ».
Benjamin Netanyahou a-t-il peur de la société civile ?
Netanyahou se situe clairement dans la même logique « illibérale » que son grand ami hongrois Viktor Orban, revenu à la tête du gouvernement à Budapest en 2010, peu après le propre retour de Netanyahou au pouvoir. L’un comme l’autre ont mûri les leçons de leur précédente expérience de Premier ministre et ils sont tous deux déterminés à conserver le plus longtemps possible un pouvoir de moins en moins tolérant. Ils se réclament d’une légitimité exclusivement dérivée du suffrage universel, déniant en retour la légitimité des corps intermédiaires et accusant les ONG de défense des droits de l’homme d’être des agents de l’étranger. Orban et Netanyahou nourrissent ainsi la même obsession à l’encontre de George Soros, accusé de financer une campagne de déstabilisation de l’identité chrétienne de la Hongrie et de l’identité juive d’Israël. A cela s’ajoute la construction méthodique par Netanyahou d’un « ennemi intérieur », d’abord associé à la population arabe (près d’un cinquième des Israéliens), puis à la « gauche », ensuite à la presse et aux ONG, et enfin à la justice, et même à la police, accusées toutes de s’être liguées contre lui.
Comment a-t-on réagi, en Israël, à l’attribution du prix des droits de l'homme par la France en décembre 2018 aux ONG palestinienne Al-Haq et israélienne B'tselem pour la lutte contre l'occupation ?
La Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), placée auprès du Premier ministre, mais totalement indépendante de lui, remet chaque mois de décembre, au nom de la République française, différents prix honorant des défenseurs étrangers des droits de l’homme. Entre autres lauréats en décembre dernier figuraient ces deux ONG israélienne et palestinienne, dont un prix conjoint reconnaissait symboliquement la collaboration exemplaire. Netanyahou a laissé un certain nombre de ses lieutenants mener campagne contre un tel prix. Sa ministre de la Culture, ancienne responsable de la censure au sein de l’armée israélienne, s’est distinguée dans une telle surenchère. La ministre française de la Justice a malheureusement semblé céder à un tel chantage en annulant sa participation à la cérémonie, les prix étant remis par l’ambassadeur français pour les Droits de l’homme. Indépendamment des conditions de la remise de ce prix, ce geste de la France en direction des défenseurs des droits de l’homme en Israël et en Palestine a été très apprécié.
Un grand nombre d'Israéliens originaires de l'URSS se souviennent du mouvement dissident soviétique, voire même y faisant partie. Où est-ce qu'on les retrouve maintenant ? Comment l'expliquez-vous ?
Le parcours de Natan Sharansky, le plus célèbre des « prisonniers de Sion » en URSS, est éclairant. Incarcéré en 1977 pour avoir tenté d’émigrer en Israël, il est libéré en 1986 dès le début de la Perestroïka. Il fonde en 1995 en Israël un parti destiné à rallier l’électorat des immigrés russophones, ce qui lui ouvre la voie des gouvernements Barak, puis Sharon, qu’il quitte à chaque fois en protestation contre des ouvertures envers les Palestiniens. Sharansky est bel et bien représentatif de ces Israéliens post-soviétiques, très ancrés à droite sur les questions sociales et dans leur perception des Arabes. Mais Netanyahou a joué sur une autre personnalité russophone, Avigdor Lieberman, un de ses principaux alliés à partir de 2009. Sharansky a alors été relégué à la direction de l’Agence juive, où il a tenté en vain de négocier un accord de compromis sur le Mur des Lamentations entre le rabbinat ultra-orthodoxe d’Israël et les composantes majoritaires du judaïsme américain. Désavoué par Netanyahou en 2017, Sharansky a quitté la vie politique sur cet échec.
Y a-t-il de nouveaux mouvements que l’on pourrait qualifier de dissidents - en ce qu’ils inventent des démarches pour contrer la politique de Netanyahou ?
Le terme de « dissidents » me paraît difficile à revendiquer dans un contexte israélien très marqué par un sentiment partagé de menace collective. Les opposants à Netanyahou doivent en permanence rappeler qu’ils s’inscrivent pleinement dans la lignée des pères fondateurs d’Israël, qu’ils accusent le Premier ministre d’avoir trahis. La dénonciation de la corruption de l’actuel chef du gouvernement a pu mobiliser des manifestations hebdomadaires à partir de l’automne 2016, qui ont culminé avec plus de 20.000 participants au cœur de Tel-Aviv en décembre 2017. Mais l’engagement inconditionnel de Trump aux côtés de Netanyahou, avec la décision, justement en décembre 2017, de déplacer l’ambassade des Etats-Unis à Jérusalem, a entraîné une dynamique d’union nationale autour du chef de gouvernement. Les militants les plus critiques de Netanyahou en Israël développent d’ailleurs aujourd’hui leurs actions en liaison avec les organisations juives américaines les plus critiques aussi bien de Trump que de Netanyahou.
Propos recueillis par Maryna Shcherbyna
*La main basse sur Israël : Netanyahou et la fin du rêve sioniste, La Découverte, 2018.