Razan Zaitouneh, l’icône de la révolution pacifique syrienne
Cet été, Les Nouveaux Dissidents rendent hommage au courage des femmes et mettent en lumière le visage de véritables héroïnes, qui, à toutes les époques, sur tous les continents, ont contesté les pouvoirs abusifs de leurs pays, milité en faveur des droits humains et ceux des femmes, sauvé des vies ou lutté pour la liberté d’expression.Ces femmes, avec ardeur, ont combattu la barbarie en prenant tous les risques – jusqu’à perdre la vie ou la liberté. Voici la troisième de ces héroïnes “Si courageuses” : Razan Zaitouneh
Avocate syrienne et militante des droits de l'homme, co-fondatrice du Centre de documentation des violations en Syrie (VDC), organisation non gouvernementale ayant pour but de documenter les violations des droits humains, Razan Zaitouneh est portée disparue depuis le 9 décembre 2013. Raconter son histoire, c’est aussi évoquer la dissidence syrienne depuis l’avènement au pouvoir du camp el-Assad, c’est faire part du courage inouï de femmes et d’hommes qui se sont sacrifiés pour leur pays.
« Yassin lui explique qu’il n’y a pas en Syrie de lieu plus digne que la prison pour ceux qui s’opposent au régime. Que, pour lui, il s’est agi d’une affaire d’émancipation, de révolution intime. Razan semble incrédule. Repense-t‑elle parfois à cet échange, maintenant ? Quand elle lui demandait : “Dans les moments de souffrance et de terreur, surtout pendant l’interrogatoire et la torture, vers qui vous tourniez-vous ?” »
Ce dialogue entre Razan et Yassin, extrait du film Our terrible country, est cité par Justine Augier dans son livre consacré à Razan Zaitouneh*. Yassin est Yassin al-Haj Saleh, l'un des intellectuels syriens les plus engagés contre le régime de son pays. Il a été emprisonné de 1980 à 1996 pour sa participation au Parti communiste syrien. Il est le mari de Samira Khalil, une militante des droits humains et dissidente syrienne, qui a été détenue entre 1987 et 1991 pour son opposition à Hafez el-Assad. À eux deux, le couple comptabilise plus de vingt ans de prison.
Razan Zaitouneh disparaît le 9 décembre 2013, avec Samira Khalil, et deux autres personnes, Waël Hamada, le mari de Razan, et Nazem al-Hamadi. On les appelle “Les Quatre de Douma”.
Ils ont été kidnappés dans la nuit du 9 au 10 décembre 2013, à Douma, dans la banlieue de Damas, par un commando d’hommes armés qui a fait irruption dans les bureaux du VDC (Violation Documentation Center in Syria) où ils vivaient et travaillaient, et qui, sous la menace, les a contraints de les suivre et de monter à bord de leur véhicule. Depuis ce jour, on est sans nouvelles d’eux. Avec le temps, la résignation a fini par s’imposer : Razan et ses amis sont morts sous la torture. Plusieurs hypothèses circulent sur l’identité des commanditaires de leur enlèvement et de leur assassinat : un groupe de salafistes ou le régime de Bachar al-Assad. Il est probable qu’il s’agisse d’un arrangement entre les deux camps, au profit du pouvoir syrien. Razan et ses amis faisaient partie du clan laïque et démocratique, intolérable au régime.
Le VDC (Violation Documentation Center in Syria ou Centre de documentation des violations en Syrie) a été créé en juin 2011, quelques mois après le début de la guerre civile syrienne, qui a surgi dans le contexte du Printemps arabe. Ses fondateurs sont Razan Zaitouneh, Samira Khalil, Waël Hamada et Nazem al-Hamadi, “Les Quatre de Douma”.
L’ONG s’est assignée comme mission de documenter, archiver, comprendre la complexité de la société syrienne. Elle tient le décompte des violations des droits commises par les belligérants de tous bords et met à jour une base de données qui enregistre l’identité des victimes et des disparus, précise la date et la cause de leur décès ; elle compile interviews, témoignages, récits des arrestations, conditions de détention, description des séances de torture, et autres preuves d’exactions. L’enjeu de cette initiative consiste à informer au jour le jour toutes les instances qui soutiennent la lutte (organisations de défense des droits humains, ONG, médias, ambassades…). Elle a aussi pour visée de fabriquer de la mémoire, de conserver suffisamment d’éléments pour qu’à terme, un compte-rendu factuel et objectif puisse être établi. Il s’agit de renverser le rapport de force avec celui qui domine et qui prétend qu’il a tous les droits, dont celui d’effacer les traces de ses crimes. Car, à terme, il se pourrait que ce ne soit pas lui qui soit le vainqueur et qui écrive l’histoire ; à terme, il se pourrait que ce soit lui qui se retrouve sur le banc des accusés. C’est cette arme de dissidence que Razan et ses amis mettent en œuvre, avec une grande efficacité. Razan publie des articles, informe les soutiens protecteurs, est active sur les réseaux sociaux, pour maintenir, malgré l’horreur de la répression, la constance d’une contestation.
Dès qu’il a ouvert ses bureaux, le VDC a été régulièrement la cible de frappes aériennes du régime syrien et d’intimidations de la part des rebelles salafistes, hostiles à ces voix de la dissidence.
Devenir une jeune femme libre et laïque en Syrie
Razan Zaitouneh est née en Libye (et non en Syrie), en 1977, dans une famille de la classe moyenne, conservatrice et modérément religieuse. Ses parents se déplacent dans le monde arabe au gré des offres d’emploi, ce qui est assez courant, mais tous les étés, la famille revient à Damas. Razan dira plus tard de Damas qu’elle est le seul endroit sur terre où elle puisse vivre… Elle se révèle excellente élève et grande lectrice. À 14 ans, elle décide de devenir indépendante financièrement en vendant des montres en porte à porte. Par ailleurs, comme beaucoup d’adolescents syriens, elle soutient la résistance palestinienne. Razan devient une jeune femme libre et laïque. Elle veut étudier le journalisme mais n’y parvient pas à cause d’un système de notation qui la refoule (le régime ne privilégie pas ce type d’activité !). Alors elle se tourne vers le métier d’avocate qui lui donne la possibilité de libérer sa parole, son engagement et son écriture.
Elle se met à militer en faveur des droits humains. En 2000, l’année du décès de Hafez al-Assad, elle est âgée de 23 ans. Partisane de la non-violence, elle décide de défendre des prisonniers politiques, dans un pays où a priori c’est impossible.
Un mois après la mort de son père, Bachar accède au pouvoir, il est jeune et moderne. On vit dans l’espoir d’une réforme du régime. Cet espoir ne dure qu’un laps de temps : Bachar va se révéler pire que son père. Alors Razan, avec la plus belle des ardeurs, va livrer un combat pacifique, animée d’une détermination inflexible, contre ce tyran. Elle va prendre tous les risques, mettre sa vie en danger, jusqu’au pire.
Peu à peu, elle se rôde, repère ce qu’il faut combattre, en même temps qu’elle pénètre l’ancienne garde de la dissidence, comme pour se former. Elle se fait adouber par les héros de la dissidence, ceux qui ont lutté sous Hafez, et bien sûr par Yassin al-Haj Saleh et sa femme, Samira Khalil.
Vite, l’intelligence de Razan la mène à repenser son métier. Dans les circonstances que traverse son pays, elle n’entend pas défendre seulement ceux qui lui ressemblent (ce que font la plupart des avocats opposants au régime), elle veut défendre tous les prisonniers politiques, qu’ils soient Frères musulmans, communistes, activistes kurdes, islamistes, tous ceux qui s’opposent et que l’on persécute. Elle comprend qu’ils sont instrumentalisés par le régime, dont la stratégie peut se résumer à la maxime attribuée à Philippe II de Macédoine : « Diviser pour mieux régner ». Razan détient une conscience aiguë de ce qu’est la figure d’autorité. Elle voit comment le régime se sert de tous les clivages de la société syrienne pour mieux s’imposer, comment il utilise avec ruse la notion de “muqawameh”, un concept très puissant qui signifie la résistance à l’impérialisme occidental, aux États-Unis et à Israël : “Nous sommes ceux qui vous libérons de vos oppresseurs”, ce qui justifie la répression sévère de tous les opposants. Et puis, c’est là le but majeur, la diffusion d’une peur inhibitrice. La mécanique totalitaire est en place.
« Dans mon pays, une mort rapide est un privilège. »
En tant qu’avocate, Razan ne se fait pas rémunérer. Elle ne gagne de l’argent que grâce à ses articles publiés dans la presse syrienne et étrangère. Elle rend visite aux familles des détenus qu’elle défend et partage leur souffrance. Peu à peu, son nom se charge d’une aura qui infuse dans toutes les strates de la société syrienne. Elle devient populaire et développe des relations avec les cercles étrangers, diplomates, activistes. Sa notoriété déplaît fortement au régime. En 2011, la révolution syrienne éclate et prend de l’ampleur. Razan entre dans la clandestinité et devient une héroïne. Une inspiratrice. Une jeune femme blonde aux yeux bleus, portant jean et T-shirt, qui a su dire, comme par anticipation, à ses futurs bourreaux dès 2005, à l’âge de 29 ans, face caméra :
« Je me suis préparée psychologiquement à être arrêtée à n’importe quel moment. Je n’ai pas peur. »
Cette femme va donner sa vie à son pays.
Durant son combat, les organisations internationales deviennent sa cible privilégiée ; elle leur reproche leur lâcheté et leur inertie devant la détresse du peuple syrien. Elle manifeste beaucoup de colère envers l’Occident. Quand ce dernier lui propose de l’aide pour quitter son pays, elle la refuse.
Razan avait coutume de dire : « La fatigue n’est pas une option. »
Elle a mené une lutte harassante sans se soucier d’elle-même une seconde.
Toutes les archives du VDC (Violation Documentation Center in Syria) disparaissent en même temps que Razan et ses amis – leur ordinateurs ayant aussi été “soustraits” dans la nuit du 9 au 10 décembre 2013. En 2016, les locaux sont bombardés jusqu’à leur complète destruction.
Razan Zaitouneh a reçu le prix Sakharov pour la liberté de pensée, en 2011 ; le prix Anna Politkovskaïa pour la défense des droits de l’Homme, en 2011, décerné à “une femme qui défend les droits de l’Homme dans une zone de conflit et qui, comme Anna, prend le parti des victimes dans ce conflit, s’exposant ainsi personnellement à de grands risques.” Deux ans plus tard, le prix international Femme de courage remis par le département d’État américain lui est décerné, et en 2014, le prix Petra Kelly.
Razan, en arabe, signifie sérénité.
* À lire : De l’ardeur. Histoire de Razan Zaitouneh, avocate syrienne, Justine Augier, éditions Actes Sud, 2017
À regarder :
Le dernier témoignage de Razan Zaitouneh :
Our Terrible Country, un film de Mohammad Ali Atassi et Ziad Homsi : https://www.youtube.com/watch?v=VkKGxGDBXwQ