Le roman d’un dissident
Journaliste, célèbre pour ses reportages au Pakistan dénonçant les exactions de l’armée, prix Albert Londres en 2014, Taha Siddiqui a dû fuir son pays à la suite d’une tentative d’enlèvement en 2018 à Islamabad. Depuis, il a créé à Paris un bar pour les dissidents et vient de publier un roman graphique, Dissident Club aux éditions Glénat, qui retrace sa vie aux prises avec le fondamentalisme religieux et pour la liberté d’expression.
S’il y a des destins qui échappent au déterminisme social et familial, celui de Taha Siddiqui est particulièrement inspirant. Rien ne prédisposait ce jeune Pakistanais, élevé dans une famille salafiste, à devenir un dissident. Ce roman graphique aussi réjouissant qu’édifiant, co-écrit et mis en scène avec Hubert Maury, ancien diplomate, nous plonge dans la réalité de cette existence hors du commun aux prises avec une région en plein bouleversement politique et religieux.
Taha grandit en Arabie Saoudite. Son père a quitté le Pakistan à la fin des années 1970 pour tenter sa chance dans ce pays en plein boom pétrolier. Taha a dix ans lorsque son père se radicalise et décide de le déscolariser pour le placer dans une madrasa, une école coranique. Le jeune garçon est sous le choc, il perd ses amis et tous ses repères. C’est un “mauvais élève” qui n’arrive pas à apprendre les versets du Coran. Un an plus tard, au grand dam de son père, il réintègre le système scolaire classique.
Un chemin d’émancipation
Sa liberté de pensée, il l’obtiendra ensuite en faisant régulièrement des pas de côtés par rapport au destin tracé par sa famille. C’est ce chemin d’émancipation que nous découvrons au fil de ces 260 pages : une bande dessinée qui dresse avec un humour libérateur et totalement décomplexé ce parcours hors du commun.
Au début des années 2000, la famille déménage à Karachi, au Pakistan. L’adolescent découvre son pays d’origine, plus libre que l’Arabie Saoudite. Il rencontre des jeunes d’autres confessions religieuses, se confronte à des idées politiques qui percutent ses croyances familiales. Son père refuse qu’il fasse les Beaux-Arts et lui impose des études de commerce pour l’aider à monter une agence de voyages afin d’organiser des pèlerinages à la Mecque.
En 2006, tout juste diplômé, Taha pose son premier acte de dissidence. Il ne rejoint pas le projet familial et décide de devenir journaliste. Son ascension sera fulgurante et se confond avec sa quête de vérité. Il débute comme analyste financier pour CNBC Pakistan. Son père débarque dans les bureaux de la chaîne, furieux et fait un esclandre. C’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase, Taha rompt avec lui. Il est embauché un an plus tard au service infos de Géo TV, l’une des principales chaînes pakistanaises. Le pays plonge alors en plein chaos, le jeune journaliste couvre les derniers mois de la dictature militaire de Musharraf, l’assassinat de Benazir Bhutto, les troubles et les émeutes qui s’en suivent, une vague d’attentats. Il se fait repérer par le New York Times, le Guardian, puis France 24 pour ses reportages sur le terrain. En 2011, Babel Press lui confie le bureau d’Islamabad avec le journaliste français Julien Fouchet. En 2014, c’est la consécration. L’équipe reçoit le prix Albert Londres pour son documentaire « La guerre de la polio », une enquête sur la guerre livrée par les talibans qui sabotent les campagnes de vaccination contre le vaccin anti-poliomyélite en Afghanistan et au Pakistan, synonymes pour eux de complot occidental. Taha couvre l’actualité de son pays, dénonce les exactions de l’armée, les assassinats politiques de journalistes indépendants ou de militants des droits humains. Il dérange.
L’exil
Son destin bascule le 10 janvier 2018. Alors qu’il se rend à l’aéroport d’Islamabad, son taxi est arrêté par des hommes armés qui tentent de l’enlever dans une voiture. Par miracle, ce véhicule n’est pas fermé à clé. En une seconde, il échappe à ses ravisseurs et s’enfuit. La suite s’enchaîne à toute allure. En quelques heures, grâce à ses amis journalistes français, Taha quitte le Pakistan et s’exile à Paris avec sa femme et son fils.
Depuis, il a ouvert un bar pour les dissidents du monde entier, un lieu de rencontres et une communauté intellectuelle pour ceux qui, comme lui, ont dû fuir leur pays. Chaque semaine, il y organise des débats, des conférences, des rencontres, des soirées de poésie, des concerts, des lectures pour tisser des liens de solidarité, pour faire connaître ces pays soumis à l’oppression et le travail de ces exilés du monde entier, poètes, écrivains, réalisateurs, artistes qui continuent leur combat hors frontière. « I like to speak truth to power» (j’aime dire la vérité au pouvoir), rappelle le journaliste. Une voix que rien ne fera jamais taire. Ce roman graphique en est le très beau témoignage.
Flore de Borde
The Dissident Club
58 rue Richet
75009 Paris
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