"Si nous laissons Poutine gagner, à quoi ressemblera l’Europe demain ?”
Le 24 février 2022, les troupes russes envahissaient l’Ukraine. Depuis, le pays se défend. Pour comprendre le rôle essentiel qu’ont joué les membres de la société civile depuis un an, nous nous sommes entretenus avec l’une des plus actives d’entre eux, la journaliste, activiste et enseignante Tetyana Ogarkova, responsable du département international à l’Ukraine Crisis Media Center. Elle résiste à l’occupation russe grâce à des articles, des analyses, des podcasts en français, en anglais et en ukrainien qui sont devenus des ressources indispensables pour comprendre l’histoire et la culture de l’Ukraine mais aussi les enjeux de cette guerre.
Dans une interview donnée il y a quatre ans, vous avez dit que votre phrase préférée était « je pense donc je suis » de Descartes. Aujourd’hui, votre pensée est-elle au service de la résistance?
C’est vrai, j’ai dit ça et aujourd’hui cette phrase prend une nouvelle signification. Depuis 2013, mes activités se sont éloignées de celles que je menais autrefois. Au départ, je suis une universitaire, je préfère les bibliothèques et la pensée, à l’action. J’étais professeur de lettres. Je menais une vie de réflexions, de lectures, de cours, d’échanges universitaires. J’allais aux États-Unis, en Europe, en Suisse, j’écrivais des livres. Fin 2013, l’Ukraine est entrée dans un nouveau contexte historique. En novembre 2013, le peuple a réagi face à la décision du président de l’époque, Viktor Ianoukovitch, de suspendre l’accord d’association entre l’Ukraine et l’Union Européenne, et de se rapprocher de Moscou. Cette suspension a déclenché la révolution de Maïdan (en novembre 2013-février 2014). J’étais dans la rue, comme beaucoup de mes concitoyens. Nous avons compris que la forme d’individualisme fermé que nous vivions ne correspondait plus à la réalité des événements auxquels nous devions faire face. En 2014, l’invasion de la Crimée par les Russes, n’a suscité que des réactions modestes. Nous avons pris conscience que l’Ukraine était invisible pour le monde et pour l’Europe. Mon mari, Volodymyr Yermolenko qui est philosophe, et moi-même, nous parlons plusieurs langues, dont le français. Il est devenu clair que nous devions témoigner, en français et en anglais pour expliquer ce que nous vivions, pour mettre en lumière l’histoire de l’Ukraine, nos motivations européennes. Mais il est aussi apparu que nous devions lutter contre la propagande russe, très présente au sein des rédactions européennes. Nous devions ainsi mener un double combat à la fois pour informer et pour lutter contre la désinformation.
Quelles sont les actions concrètes que vous avez menées ?
J’ai rejoint l’Ukraine Media Crisis Center, en 2014, une ONG créée en réponse à l'occupation russe de la Crimée avec pour objectif d'informer, de défendre la souveraineté de l'Ukraine, de lutter contre le déni d’existence de mon pays par la Russie, de contrer la désinformation russe. Ensuite, avec mon mari, nous avons créé un podcast, Kult Podcast. L’idée est née pendant la crise du Covid. Au départ, entre 2020 et 2022, nous avons décidé, sur un mode amateur, d’enregistrer nos conversations philosophiques, nos réflexions « au coin du feu ». Il y a un an, quand la Russie a envahi l’Ukraine, nous avons quitté Kiev. Nous sommes alors partis à 200 km avec nos enfants, nos valises et nos micros. Nous avons intégré une plateforme de contenus pour être soutenus financièrement par le public de nos podcasts. Et nous avons décidé d’en réaliser un en anglais, Explaining Ukraine, pour informer le plus largement possible de ce que nous vivions. En moins d’un an, nous avons réalisé plus de 100 podcasts et comptabilisé plus d’un million d’écoutes. Nous enregistrons des sujets culturels et historiques, nous racontons l’histoire des gens que nous voyons, l’impact de la guerre dans nos vies. Et comme nous sommes aussi francophones, nous avons ensuite décliné un podcast en français : l’Ukraine face à la guerre.
Que faites-vous des fonds que vous collectez ?
Nous aidons la population civile et nos soldats. Nous sommes allés dans l’Est de l’Ukraine, notamment avec le Pen Club, pour distribuer à Kherson des livres dans les bibliothèques, parce qu’il n’y en avait plus. Les Russes cherchent aussi à nous anéantir culturellement, il est donc important de continuer à se battre sur ce plan. Nous avons également acheté des générateurs pour des familles dans des villages isolés qui n’avaient plus d’électricité. Nous avons financé des réparations pour relier des maisons au système de gaz. Nous avons acheté sept voitures pour le front. Nous ne sommes pas une exception. La plupart des journalistes, des professeurs, des intellectuels ukrainiens font comme nous. Nous avons aussi une vie très concrète d’aide humanitaire et de solidarités. La guerre est une expérience fondamentale qui bouleverse tout, qui redéfinit nos priorités, nos modes de pensée et d’action.
Vous avez des enfants, vous prenez des risques en partant à l’Est...
La guerre est là, le risque est là, même chez nous. A Brovary, où nous sommes en ce moment, un hélicoptère est tombé sur l’école maternelle, en janvier dernier. Ce jour-là, j’accompagnais mes filles de 4 et 6 ans à l’école. Nous avons eu la chance d’être épargnées. À Kharkiv et à Kherson, où nous sommes allés en décembre, nous avons pris nos précautions : nous avions des gilets pare-balles et nous n’avons pris aucun risque inutile.
Quel est votre « bilan » en ce triste anniversaire du déclenchement de la guerre ?
Je dirais que l’invisibilité de l’Ukraine s’est dissipée. Si nous comparons la connaissance qu’avait le monde de notre pays, il y a un an, à ce qu’elle est aujourd’hui, nous voyons bien que la situation a évolué. Nous bénéficions d’un soutien de plus en plus important. Ce qui me préoccupe, c’est la question de la vitesse de ce soutien. Le rythme de l’aide est trop lent pour nous. Chaque jour compte. Chaque jour qui passe, ce sont des vies sacrifiées, des destructions, des massacres. Je ne comprends pas cette lenteur. Je me pose la question de savoir si l’aide est distillée de manière stratégique pour éviter l’escalade ou bien juste par peur. Nous aurions pu avoir les chars au début de la guerre et peut-être qu’aujourd’hui nous aurions retrouvé nos frontières. Pour nous, la victoire signifie bénéficier des conditions qui feront que la Russie ne pourra plus nous agresser. Il nous est impossible d’envisager une occupation russe, ne serait-ce que partielle. Lorsque nous voyons les massacres de Boutcha, d’Irpin, cette désolation partout où les Russes passent, c’est impensable de les imaginer s’avancer dans le pays. Ils détruiront tout parce qu’il s’agit d’une guerre génocidaire pour anéantir notre pays, notre population, notre culture. Nous n’avons aucun choix historique, ce qui explique notre résistance acharnée. Je crois que tout le monde a compris aujourd’hui que cette guerre n’est pas seulement une guerre contre l’Ukraine, mais contre l’ensemble des valeurs démocratiques. Si nous laissons Poutine gagner aujourd’hui, à quoi ressemblera l’Europe demain ? Cette guerre va changer le monde, c’est certain.
Propos recueillis par Flore de Borde
Photo : Ogarkova-Kuzan
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