« Tant que nous sommes en vie, nous avons un choix à chaque minute »
Nous reproduisons ci-dessous notre traduction du texte intitulé « Bataille avec moi même. J39 » de Nastia Travkina, issu du journal de bord qu'elle a décidé de tenir depuis Kyiv.
La sixième semaine, j'aime à nouveau regarder par la fenêtre : il neige, atypique pour Kiev en avril. Juste du bruit blanc. Contrairement au bruit informationnel, il n'évoque pas d'émotions, mais vous rappelle seulement que bien que tous les flocons de neige aient une structure unique, chacun d'eux finira tôt ou tard son existence, s'effondrant au sol, qui sera touché par le soleil printanier. En temps de guerre, je fais partie d'une foule de cibles impersonnelles sans nom, une tête dans un grand troupeau d'otages pacifiques dans un massacre militaire, un nombre parmi les nombreux rapports. Cependant, si vous regardez l'histoire de l'humanité, des millions de personnes vivent et meurent comme ces flocons de neige, ne devenant qu'un nombre dans l'histoire.
Guerre. Cela ne peut pas être humain : l'idée même de s'armer d'équipements meurtriers pour la destruction massive à distance n'implique pas une réflexion humaine ni une approche individuelle de l'existence humaine. Je ne suis pas surprise que la guerre ait l'air terrifiante. Mais je suis surprise que les gens acceptent encore l'idée qu'il puisse y avoir des guerres. Mais si vous y réfléchissez bien, le but de toute guerre est de se terminer un jour et d'apporter des résultats économiques, politiques et sociaux. Ce sont, en général, des résultats qui peuvent être résolus sur un terrain non militaire.
Si le but de la guerre était d'abattre davantage d'armes ennemies, les pays se battraient en terrain découvert, transformant la guerre en sport ou même en jeu informatique sans pertes humaines. Mais l'un des buts de la guerre est, outre les infrastructures, les installations militaires et industrielles, l'écrasement et la démoralisation de la population. Dans une étude sur les crimes de guerre en 1996, on peut trouver des données selon lesquelles jusqu'à 90% des victimes des conflits militaires sont des civils. C'est-à-dire nous. Nous sommes le but, nous sommes les moyens, nous sommes l'objet - à la fois pour les projectiles, pour la terreur psychologique et pour la manipulation de nos émotions et de nos opinions. En fin de compte, la terreur armée est un moyen d’intimidation et de soumission, et tous les équipements et toutes les technologies de guerre ne sont que les conditions qui rendent une telle intimidation possible. C'est l'idée de la guerre et son essence.
Je me regarde et je vois que la guerre met à nu mes entrailles émotionnelles comme on épluche un chou avant de l'envoyer à la soupe :
- au début, il y a eu une surprise qui a provoqué la confusion et le choc ;
- ensuite, la menace de destruction physique, qui conduit à la tension et à la peur ;
- ensuite, la menace sur l'identité, que j'ai appelée la menace existentielle, ce que nous comprenons quand nous disons "je", une tentative de détruire la subjectivité et la capacité de penser de manière indépendante et de prendre des décisions librement ;
- maintenant, c’est l'étape de l'attaque contre l'humanité qui a commencé - contre ces fines couches de culture développées par des générations qui nous maintiennent au sommet de nos réalisations humanistes et civilisationnelles, à peine atteintes, loin des sommets de l'humanité - elles doivent encore être maîtrisées.
Je sens combien ces menaces m'offrent deux issues évidentes, vers lesquelles mon être est attiré :
1) la diabolisation de l'adversaire, ce qui me conduit à l'horreur, la confusion et la démoralisation ;
2) la déshumanisation de l'adversaire, provoquant l'effet inverse : haine et rage.
Les deux options impliquent une rupture avec les valeurs d'individualité et d'humanisme. Les deux me déshumanisent moi-même suite à la déshumanisation des autres - en réponse à leur déshumanisation de nous. Cercle vicieux de déshumanisation. Comme le biographe du Mahatma Gandhi a un jour résumé la philosophie de la contestation contre une telle position : "Œil pour œil rendra le monde entier aveugle" - l'idée de non-résistance au mal par la violence. Je ne veux pas vivre dans un monde d'aveuglement moral, alors je continue à chercher des points de vue sur ce qui se passe qui m'aideront à ne pas devenir aveugle. Cela suggère un type particulier de souffrance morale. Chaque jour, je me sens comme le héros de l'Orange mécanique de Stanley Kubrick : pour soigner ses tendances violentes, il a été attaché à une chaise et, à l'aide d'un appareil spécial, ses paupières ont été fixées de sorte qu'il ne puisse pas fermer les yeux - puis il est forcé de regarder des scènes de meurtre et de cruauté pendant des heures.
Existe-t-il une limite au-delà de laquelle la compassion bouddhiste pour tout être vivant devrait s'arrêter ? Il est évident pour moi que non. Si je veux arrêter la violence, alors je dois accepter qu'il n'y ait pas de ligne rouge, au-delà de laquelle il me serait permis de "m'habiller" dans ce costume de violence, de haine et de cruauté, ce que je considère comme inacceptable pour une humaniste. Mon esprit n'est pas en mesure de prouver l'existence de l'Absolu, duquel vient le caractère absolu de la loi morale - mais je suis absolument convaincue que l'inviolabilité de celle-ci assure l'existence de ma personnalité, qui, en fait, repose sur le fondement de valeurs. Trahir vos valeurs, c'est perdre la bataille pour vous-même. Suis-je capable de suivre mes valeurs jusqu'à la limite ? Honnêtement, je ne voudrais pas tester à quoi pourrait ressembler une telle limite. Il me semble que les invocations : "laisse cette coupe loin de moi" et "ne me soumets pas à la tentation" reflètent simplement la compréhension des croyants que les valeurs spirituelles peuvent être absolues, mais que nos pouvoirs spirituels ne le sont pas.
Le désir de diaboliser et de déshumaniser est ma réaction défensive naturelle face à l'horreur ultime de la cruauté humaine. Il est terrible de penser qu'une personne n'a pas besoin d'être un démon pour être capable d'une inhumanité sans précédent et d'une cruauté incroyable. Oui, je veux entourer le mal par une clôture de généralisation et penser que je l'ai compris et que je peux arrêter sa racine. Mais non : la racine du mal est en chacun de nous. Et entre le "je" et l'accomplissement du mal se tiennent la liberté et le choix.
L'homme est faible. Il est terrible pour moi que les guerres soumettent notre fragile humanisme à une épreuve sévère, invitant les côtés sombres de la psyché à sortir dans le champ des pensées, des paroles et des actions.
C'est pourquoi nous avons besoin de civilisations, de cultures, de religions, de codes de lois, d'institutions, de peinture et de littérature, de boxe et d'olympiades - pour amener le fleuve de la violence mutuelle dans les canaux du tabou et de la culture. Limiter la liberté de faire du mal aux autres et aider une personne à apprendre à choisir la miséricorde et la compassion. Et nous devons construire encore et encore de telles fortifications de culture, de lois, d'institutions et d'autres structures qui orienteront notre liberté et notre capacité à choisir différents types de travail utiles socialement.
Une fois que la violence sera universellement reconnue comme inacceptable pour élever des enfants, pour résoudre les conflits familiaux, et que toutes les formes moins évidentes de cruauté seront interdites, nous arriverons à une interdiction totale de la guerre - une façon inacceptable de résoudre des problèmes qui peuvent toujours (si on réfléchit bien) être résolu par des efforts plus constructifs. Mais nous ne pourrons pas le faire si nous retombons sans cesse dans l'abîme de la peur et de la haine.
Traduit par Alice Syrakvash
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